Conférence du Cardinal José Talentino de Mendonça
L’Eucharistie, source, centre et sommet de la vie chrétienne
Pourquoi notre manière de penser et de vivre l’Eucharistie est-elle si importante ? La réponse que nous pouvons donner, même humble et incomplète, reste celle que les martyrs d’Abitène ont scellée de leur sang au IVe siècle, lorsqu’ils se sont opposés aux prescriptions de l’empereur Dioclétien ; ils lui ont expliqué que s’ils ne se réunissaient pas pour célébrer l’Eucharistie, ils ne pouvaient tout simplement pas exister. « Sine dominico non possumus ». Autrement dit, sans la célébration du mystère pascal rendu accessible dans la célébration de la Cène, il est impossible de concevoir la survie et l’épanouissement de l’existence chrétienne.
C’est précisément ce que le Père Henri Caffarel vous rappelle, à vous les couples, qui faites arriver la compréhension du sens de votre mariage avec la conscience de l’impact que le sacrement de l’Eucharistie a sur vos vies. Pour comprendre en profondeur le mariage chrétien, il faut partir de l’Eucharistie qui en fournit l’architecture, et en est la source et le modèle effectif. Voici les paroles du Père Caffarel : « Mari et femme, vous qui mangez la chair du Christ, qui buvez son sang, qui vivez en votre âme et en votre corps de la vie du Christ, vous qui demeurez en Lui et Lui en vous, comment ne vous aimeriez-vous pas d’un amour tout différent de celui des autres hommes, d’un amour ressuscité ? Pouvez-vous vous regarder l’un l’autre, mettre en commun vos peines et vos joies, vous donner l’un à l’autre de tout votre coeur et de tout votre corps, vous entraider à longueur de route, sans avoir le sentiment que vous vivez là un très grand mystère ? » Le « très grand mystère » du mariage doit donc être compris en continuité avec le mystère eucharistique, puisque les époux vivent dans leur âme et dans leur corps « la vie du Christ », puisqu’ils demeurent dans le Christ et que le Christ est en eux. C’est pourquoi les couples chrétiens sont appelés à reconnaître qu’ils ne peuvent pas vivre sans l’Eucharistie, comme le souligne le pape François dans l’exhortation apostolique Amoris laetitia ; il y affirme que « La nourriture de l’Eucharistie est une force et un encouragement pour vivre chaque jour l’alliance matrimoniale » (n° 318). Qui pourrait faire le voyage sans la force donnée par la nourriture ? Qui pourrait avancer sur son propre chemin s’il n’avait pas l’élan et le stimulant qui sont le moteur de la marche elle-même ? Lorsque, en mai dernier, le Saint-Père a reçu les responsables des Équipes Notre-Dame, il a eu des mots très clairs : « Aujourd’hui, on pense que la réussite d’un mariage dépend uniquement de la volonté des personnes. Ce n’est pas le cas. S’il en était ainsi, ce serait un fardeau, un joug placé sur les épaules de deux pauvres créatures. Le mariage, au contraire, est une « marche à trois », dans lequel la présence du Christ entre les époux rend le voyage possible, et le joug se transforme en un jeu de regards : regard entre les époux, regard entre les époux et le Christ.
Si nous réfléchissons à cette circulation des regards, nous comprendrons comment l’Eucharistie est une expérience d’amour réel, proche de ce que vous vivez. Nous serons ainsi profondément immergés dans ce sacrement de l’Eucharistie dont le Concile Vatican II dit qu’il est « la source et le sommet de toute la vie chrétienne » (LG 11), et qu’il décrit comme le lieu où « est contenu tout le bien spirituel de l’Église, c’est-à-dire le Christ lui-même, notre Pâque, […] le pain vivant qui […] donne la vie » (PO 5).
Participants au mystère du Christ
Lors de la dernière Cène, Jésus anticipe sa Pâque imminente en demandant aux disciples de l’interpréter et de la vivre comme un sacrifice d’alliance. L’alliance, c’est Jésus lui-même (Lc 22,20 ; 1 Co 11,24). Dans ses paroles et dans ses gestes, il y a une intensité messianique qui transforme la mort annoncée en une véritable offrande, en une source de vie, et qui scelle un appel sans équivoque à la communion avec lui.
On peut certes se demander comment il est possible de partager un événement aussi radicalement personnel, aussi ardemment incommunicable que la mort. « La mort est une fleur qui ne fleurit qu’une fois », rappellent les vers bien connus de Paul Celan. Mais ce qui est proposé aux disciples dans le mystère de l’Eucharistie, c’est de se rendre disponible au partage de cette expérience d’amour. Et comme l’assure l’apôtre Paul, « si nous sommes passés par la mort avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui. » (Rm 6,8). Ainsi, dans le don de lui-même, le Christ lui-même nous revitalise, nous recrée et nous reconstruit sans cesse.
Dans l’Eucharistie s’ouvre la possibilité de participer mystiquement à ce qu’est le Christ. Jésus s’est fait homme pour que, par sa mort et sa résurrection, l’homme puisse participer à ce qu’est le Christ. Et cela se perçoit clairement au moment de « la fraction du pain », comme en témoignent les disciples d’Emmaüs. Enfin, l’Eucharistie nous permet de comprendre : elle est le lieu de la révélation par excellence. Emmaüs nous enseigne que nos yeux sont fermés avant la « fraction du pain ». Cette découverte de la signification sotériologique de la figure du Christ représente, pour tout disciple de Jésus, le point de départ et l’horizon d’une existence renouvelée. Pour nous, l’Eucharistie devient le lieu où l’on goûte au Salut. Cette transformation décisive de l’être humain, à laquelle les rituels de l’ancienne alliance aspiraient sans y parvenir ni la réaliser une fois pour toutes, est désormais assurée par le sacrifice intégral de la vie du Christ, offert « une fois pour toutes » (He 10,10). Jésus s’est offert au Père, dans un acte d’amour unique, pour un destinataire autre que lui-même : ses frères et soeurs. La vie de Jésus devient une semence de vie pour nos existences qui apprennent à se transcender et à se considérer comme un don, comme un amour interactif fait de gratuité et d’oblation. Modelée sur l’existence de Jésus, la vie chrétienne est ainsi appelée à s’approfondir et à s’élargir. Nous ne restons pas toujours les mêmes. En effet, dans chaque Eucharistie, nous sommes mis au défi de sortir de nous-mêmes et de chercher dans le Christ la nourriture qui rassasie.
C’est ainsi que l’Église, fondée sur le Christ, qui est son principe et son fondement permanents, ne se considère pas comme dépendante de lui de façon ponctuelle, ni liée sociologiquement à lui, comme dans une relation extérieure. De fait, l’Église vient du Christ d’une manière absolument forte, décisive et intime. L’Eucharistie est tirée du côté ouvert du Christ (cf. Jn 19, 34), comme le Créateur a tiré Ève du côté d’Adam endormi ; et sa nature est fondée sur le mystère de la personne de Jésus-Christ et de son mémorial salvateur. Dans chaque Eucharistie, la communauté proclame : « Par le Christ, avec le Christ, dans le Christ ». C’est ainsi que l’Église vit : elle vit de et pour son Seigneur. Elle est sans cesse appelée à se tourner vers le Christ, à se convertir à lui de tout son coeur. La vie totalement donnée de Jésus devient l’extraordinaire possibilité de vie pour l’Église et, à travers elle, pour le monde. Et cette affirmation s’applique aussi bien à l’Église dans son ensemble, en tant que corps mystique du Christ, qu’à chaque Église domestique – l’Église que vous représentez, chers couples mariés.
« Prenez, et mangez-en tous »
« Prenez et mangez-en tous : ceci est mon Corps livré en sacrifice pour vous ». Il serait peut-être important de méditer sur le sens anthropologique de ces paroles. Car il n’est pas rare d’entendre dire, même parmi les chrétiens, que l’Eucharistie est un rituel difficile, trop répétitif, avec lequel nous avons du mal à établir une relation permanente et intime. Nous avons cultivé une faim pour beaucoup de choses secondaires et nous avons parfois laissé de côté la faim, c’est-à-dire le besoin de l’Eucharistie. Essayons, par exemple, de méditer sur le verbe « manger » et sur la manière dont il nous accompagne depuis toujours. Si ancien, si nécessaire, si présent, si riche de sens pour notre vie. C’est par la bouche que nous avons inauguré notre relation au monde. C’est la première forme de communication, la première forme d’insertion dans cette histoire et aussi la première forme d’amour. Pensons au verbe « manger » et à tout ce que nous avons appris, à tout ce que ce verbe représente pour nous tout au long de notre vie. Pensons à la quantité et à la qualité des repas que nous avons pris au cours de notre vie, et au fait que, sans eux, notre vie ne serait pas ce qu’elle est, ou ne serait pas, tout simplement. En famille, nous en faisons l’expérience. A travers le verbe « manger » nous parviennent des dimensions fondamentales de la vie, de la vie biologique mais aussi de la vie spirituelle, de la vie en tant que projet d’existence.
Manger, ce n’est pas seulement avaler. Manger, c’est la capacité d’incorporer, la capacité de ruminer et de métaboliser le monde, de faire une nouvelle synthèse, de se construire. Ce n’est pas seulement avaler des bouchées de la réalité extérieure qui passent ainsi dans notre monde intérieur, c’est aussi un processus de transformation. Et pour nous, les humains, le verbe « manger » a aussi une caractéristique particulière : même lorsque nous le faisons seuls, manger est toujours un acte de relation, un acte social, si l’on peut dire. Le repas est une action communautaire parce que, dans notre horizon, il présuppose toujours l’autre. En effet, nous nous mettons à table parce que nous nous nourrissons les uns des autres, parce que nous avons besoin d’intérioriser la présence de l’autre, sa parole, son visage, son affection. Et cette chorégraphie silencieuse devient pour nous une véritable nourriture sans laquelle nous n’existerions pas.
Lorsque Jésus dit « ma chair est la vraie nourriture et mon sang est la vraie boisson » (Jn 6,55), il sait bien que par son geste d’amour il va se faire nourriture de vie pour ses disciples. Lorsqu’il déclare « celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour », Jésus lance un défi. Il nous invite : « Mangez la Vie que je suis. Nourrissez-vous de la Vie divine que je suis, incorporez ma Vie, ma Chair et mon Sang ».
Construits et générés par l’Eucharistie
Nous nous réunissons autour de la table eucharistique pour nous nourrir du Christ. C’est pourquoi l’Église naît et renaît autour de l’autel, et que les chrétiens ne peuvent vivre sans l’Eucharistie. « Voici le pain qui est descendu du ciel ; il n’est pas comme le pain que les pères ont mangé et dont ils sont morts. Celui qui mange ce pain vivra » (Jn 6,50).
Dire que le pain est du pain… est une banalité. Jésus va plus loin en nous rappelant que le pain est don, don de soi, abandon de soi, désir que l’autre vive. Le pain n’a pas été inventé parce que quelqu’un avait faim et qu’il aurait trouvé une solution temporaire à son problème, non ! Le pain a été inventé par quelqu’un qui voulait que les autres vivent. La vraie nourriture est inséparable du désir de voir l’autre vivre, du désir d’être, de subsister en plénitude ! Et Jésus ne le dit pas seulement en référence au pain matériel, mais en référence à son propre corps.
C’est le témoignage que le Christ nous donne jusqu’à la fin des temps. Et s’il a voulu que sa mémoire soit célébrée dans la répétition de sa dernière Cène ainsi que dans le rappel de ses paroles, c’est pour que nous ayons une mesure et un modèle de relation les uns avec les autres. À chaque Eucharistie, nous nous réunissons pour célébrer le don sacrificiel de Jésus, la transformation de la vie en nourriture, de sa chair même en aliment. La question est de savoir si, tout comme Jésus et de ce qu’il a fait pour nous, nos vies deviennent également une nourriture pour les autres.
À table, Jésus nous donne la grande preuve d’amour, mais aussi la grande leçon. L’Eucharistie est une leçon. Une leçon réelle et persistante. Nous allons à l’Eucharistie pour apprendre de Jésus et nous avons tous besoin de mûrir pour faire de nos jours, de notre avoir et de notre savoir un don nourrissant. Car nous savons que dans la sacoche, le pain peut devenir dur. Il peut mourir sans avoir rempli sa mission. Si le pain n’est pas mis sur la table et servi, il est perdu. Le pain qui n’est pas offert immédiatement devient vite un déchet. Et notre vie peut aussi être perdue. C’est pourquoi la parole de l’Évangile est : celui qui veut gagner la vie doit se donner, se livrer (cf. Mt 16, 25). Ce n’est pas automatique. Nous pouvons vivre toute une vie sans que notre corps soit une nourriture pour qui que ce soit. Nous pouvons vivre dans l’égoïsme, subjugués par cette dictature de l’indifférence dont parle le pape François, enfoncés dans une zone de confort qui rend notre vie imperméable. Personne ne vient à nous parce que nous vivons dans une capsule, nous protégeant de tout et de tous. Lorsque nous nous comportons ainsi, notre vie ne nourrit personne. Et finalement, nous vivons une aliénation totale de Jésus, semblable à celle des scribes qui demandaient : « Comment peut-il nous donner sa chair à manger ? » (Jn 6,52). Et nous, savons-nous ou non comment on peut donner sa propre chair à manger ?
Toutes les vies s’inscrivent dans l’image quotidienne du pain rompu et partagé. Parce que la vie est semée, cultivée, mûrie, récoltée, moulue, pétrie : elle est comme du pain. Parce que nous ne nous contentons pas de goûter et de consommer le monde : nous percevons en nous-mêmes que, de son côté, le monde, le temps, nous consomme aussi, nous use, nous dévore. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, personne ne reste entier. Nous sommes de la pâte qui se brise, des miettes qui s’effritent, de l’épaisseur qui diminue, de la nourriture qui se distribue. La question est de savoir avec quelle conscience, avec quel sens, nous vivons ce cycle inévitable. Nous nous consommons tous, c’est vrai. Mais dans quel commerce nous consommons-nous ? Nous avons tous le sentiment que la vie est brisée et divisée. Mais comment faire de ce constat tragique une forme d’affirmation féconde et pleine de la vie elle-même ? Pour nous, chrétiens, l’Eucharistie est le lieu vital où l’on décide de ce que l’on fait de la vie. Car toutes les vies sont du pain, certes, mais toutes ne sont pas » eucharistiées « , c’est-à-dire configurées dans le Christ et assumées, à sa suite, comme une offrande radicale de soi, comme un don, un don vivant, comme un service d’amour inconditionnel. Toutes les vies ont une fin, mais toutes ne vont pas jusqu’au bout de la naissance de cette condition christique qu’elles portent en elles. Lors de sa rencontre avec le mouvement, le pape François a évoqué l’histoire d’un couple qu’il avait rencontré : « Une fois, lors d’une audience générale, il y avait un couple, marié depuis 60 ans, elle avait 18 ans lorsqu’elle s’est mariée et lui 21 ans. Ils avaient donc 78 et 81 ans. Je leur ai demandé : « Et maintenant, continuez-vous à vous aimer ? ». Ils se sont regardés et sont venus vers moi, les larmes aux yeux : « Nous nous aimons toujours ! C’est de ce genre de choses que l’Eucharistie nous parle lorsqu’elle nous rappelle la demande de Jésus : « Faites ceci en mémoire de moi » (1 Co 11,24)
L’Eucharistie est la source, le centre et le sommet de notre vie. À bien y réfléchir, le chrétien n’a pas d’autre programme que celui-là. Ce n’est pas pour rien que les premiers théologiens du christianisme insistaient sur le fait que « les chrétiens qui vont à l’eucharistie deviennent eucharistiques ». C’est-à-dire qu’ils assument la mission de devenir des présences eucharistiques dans le monde. En effet, nous pouvons dire que chacun d’entre nous est une conséquence de ce repas. Nous sommes construits et générés par l’Eucharistie. Parce que c’est à partir de la persistance de ce geste, de cet événement, de cette mémoire (qui n’est pas seulement mémoire du passé, mais qui est présente et future), c’est à partir de la persévérance dans cette anamnèse de Jésus que nous sommes vraiment engendrés et recréés dans l’Esprit de Jésus. Notre vie doit dialoguer avec la double table eucharistique, faite de la Parole et faite du Corps et du Sang du Seigneur. Pour ceux qui veulent voir, elle ne cesse de nous ouvrir un horizon et un avenir. La table de l’Eucharistie nous fait être par avance ce que nous ne sommes pas encore. Elle nous donne le goût de la plénitude que nous cherchons. Cette table est une machine à faire des frères. C’est une machine à dissoudre les inégalités, un artisanat de communion où les murs, les asymétries, les distances sont tous surmontés. Saint Paul écrit aux Corinthiens : « A plusieurs, nous ne formons qu’un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain » (1 Cor 10, 17).
De même que nous ne pourrions rien comprendre à la table si nous la réduisions à une réalité physique, de même nous ne saisirions pas la profondeur vitale de l’Eucharistie si nous la considérions uniquement comme une réalité rituelle. De même que la table est la concrétisation du soin fondamental de l’existence, l’Eucharistie l’est aussi. Toutes deux, chacune à sa manière, expriment une réponse positive aux besoins les plus élémentaires de la vie et à ceux que notre coeur, assoiffé d’amour, exprime. Dans l’Eucharistie, nous comprenons que nous sommes aimés. L’évangéliste Jean l’explicite en ces termes : « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin » (Jn 13,1). En effet, nous entendons résonner ici, adressés à nous : » Je veux que tu sois « , » Je veux que tu sois écouté « , » Je veux que tu te réjouisses des goûts « , » Je veux pour toi la plénitude « . Et, comme l’écrit saint Paul, que vous puissiez saisir « la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur, et connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance » (Ep 3, 18-19). Dans l’Eucharistie, chacun de nous est appelé à se sentir aimé : le Maître et Seigneur nous lave les pieds, et avec quel soin ! Il guérit nos blessures, et avec quel amour ! Avec quelle attention et quelle espérance le Bon Samaritain qu’est Jésus nous met en route ! « Aujourd’hui encore, comme le bon Samaritain, il vient à tout homme blessé dans son corps et dans son esprit, et verse sur ses blessures l’huile de la consolation et le vin de l’espérance ». C’est pourquoi nous entendons à juste titre dans chaque célébration eucharistique : « Heureux ceux qui sont invités à la Cène du Seigneur ».
« Comprenez-vous ce que j’ai fait pour vous ?
On sait comment l’Évangile de Jean choisit de raconter, à propos de la dernière Cène, l’épisode du lavement des pieds. » Jésus, sachant que le Père avait tout remis entre ses mains, qu’il était venu de Dieu et qu’il retournait à Dieu, se leva de table, déposa ses vêtements, prit un linge et se l’enroula autour de la taille. Puis il versa de l’eau dans le bassin et se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il s’était ceint » (Jn 13, 3-5). Il est le Maître et pourtant, en lavant les pieds, il se pose en serviteur. Jésus témoigne d’une religion du service, de l’amour, de la volonté d’être le dernier, de la capacité de donner la vie, et de la manière la plus concrète, la plus difficile, celle qui nous blesse le plus, c’est-à-dire ramper sur le sol en se lavant les pieds les uns les autres, en s’embrassant les pieds les uns les autres, en offrant d’être le dernier dans la vie, les uns pour les autres, en donnant du pouvoir aux autres et en leur donnant la vie. Et la question qu’il pose aux Douze est la même que celle qu’il nous pose aujourd’hui : » Comprenez-vous ce que j’ai fait pour vous ? » (Jn 13, 12).
C’est un langage cru, celui de l’Eucharistie, quand il nous commande de manger la chair et de boire le sang de Jésus, mais le pire qui puisse nous arriver est d’enfermer l’Eucharistie dans une sorte de rituel magique que nous ne savons pas saisir, sans clés pour interpréter ce qui se passe sous nos yeux. Il est nécessaire que nous, chrétiens, comprenions bien l’Eucharistie : » Ce pain n’est pas seulement du pain, c’est mon corps que j’offre pour vous ; et ce vin n’est pas seulement du vin, c’est ma vie que je veux livrer pour vous « . « Comprenez-vous ce que j’ai fait pour vous ? Jésus veut que nous comprenions.
Et que signifie comprendre l’Eucharistie ? C’est comprendre ce que signifie une vie donnée. C’est comprendre que chacun de nous est appelé à donner sa vie, à dire par ses gestes, par sa présence, par son engagement quotidien d’amour : « Ce que je vis n’est pas seulement une chose, une quantité de temps, un fait ; ce que je dis n’est pas seulement des mots. Ce que j’investis, c’est ma vie, une vie que je donne à l’imitation de Jésus ». Sur l’autel, avec l’offrande que le Christ fait de lui-même, nous déposons notre offrande et nous nous engageons à être nourriture les uns pour les autres.
Il est merveilleux que Jésus ait choisi le repas comme le grand sacrement de sa présence parmi nous, jusqu’à la fin des temps. Une table ouverte où le pain est offert pour tous et où le vin, qui est son sang, est versé pour tous. Un chrétien comprendra-t-il l’Eucharistie s’il ne part pas d’ici pour risquer, pour transformer, pour essayer quelque chose de différent, pour rendre le monde différent et meilleur ? Une spiritualité faite d’entretien et de routine peut-elle être considérée comme une véritable dévotion eucharistique ? L’Eucharistie demande plus à chacun d’entre nous. Elle nous demande d’être… de devenir ce que nous sommes. Elle nous demande d’oser, de croire. Avant Pâques, Jésus dit quelque chose de très important. Il dit : « J’ai désiré manger cette Pâque avec vous » (Lc 22,15). La nourriture est liée au désir. Et quel est notre désir ? Qu’est-ce que notre faim ? Qu’est-ce que nous voulons ? Qu’est-ce que nous en retirons ? L’Eucharistie n’est pas là pour nous installer confortablement dans un fauteuil : elle nous fait chausser des sandales de pèlerin. L’Eucharistie est pour les femmes et les hommes qui partent s’engager dans le monde, enflammés par la charité de Dieu, avec l’audace de construire des modèles alternatifs, portant dans leur coeur l’attente de » cieux nouveaux et d’une terre nouvelle, où habite la justice » (2 Pierre 3, 13). Le Père Léon-Dufour S.J. rappelait à cet égard que l’Eucharistie n’est pas une fuite de la réalité, ni une parenthèse pour s’enfermer dans une bulle, indifférent à la souffrance du monde. Il disait à juste titre : « La messe est essentiellement contestataire. Le mystère de l’Eucharistie est générateur. Il élève la réalité. Il nous donne la capacité de reconfigurer, de refaire, de réinventer, de remplir de ‘bon vin’ des jarres vides à ras bord, comme aux noces de Cana. S’adressant aux équipes de Notre-Dame en 2003, le pape saint Jean-Paul II confiait aux participants cette pensée incisive : « Les différentes phases de la liturgie eucharistique invitent les époux à vivre leur vie conjugale et familiale à l’exemple de celle du Christ, qui se donne aux hommes par amour. Ils trouveront dans ce sacrement l’audace nécessaire à l’accueil, au pardon, au dialogue et à la communion des coeurs. Il sera aussi une aide précieuse pour affronter les difficultés inévitables de toute vie familiale. Que les membres des Équipes soient les premiers témoins de la grâce qu’apporte la participation régulière à la vie sacramentelle et à la messe dominicale.
Que Marie, qui aux noces de Cana a anticipé le destin eucharistique de Jésus, nous accompagne et nous aide à façonner notre existence autour de l’Eucharistie.