Méditation de Marina Marcolini
Le 30-32 : « Quand il fut à table avec eux, ayant pris le pain, il prononça la bénédiction et, l’ayant rompu, il le leur donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent, mais il disparut à leurs regards. Ils se dirent l’un à l’autre : « Notre coeur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? »»
Nous voici arrivés au point culminant de notre voyage en suivant les traces de nos deux amis. Nous sommes arrivés à Emmaüs, les disciples sont heureux avec ce mystérieux étranger qui semblait ne rien savoir de l’actualité mais en réalité en sait plus que quiconque, car il connaît la dynamique profonde des événements.
On les voit tous s’asseoir à table et soudain l’histoire prend une tournure inattendue pour les deux disciples qui avaient invité Jésus à dîner avec eux.
Les rôles sont inversés : désormais ce n’est plus eux qui offrent quelque chose à Jésus, mais c’est Jésus qui leur donne le pain.
Et pas seulement : ce renversement permet d’ouvrir les yeux des disciples, qui jusqu’alors étaient comme aveugles : ils avaient parlé avec Jésus, ils avaient marché longtemps avec lui, ils l’avaient écouté interpréter la Bible, mais ils ne l’avaient toujours pas reconnu.
Cela semble impossible : on se demande comment ils n’avaient pas compris avant qu’il s’agissait de Jésus, mais ici l’évangéliste Luc utilise une stratégie narrative, dont il se sert pour nous faire comprendre pleinement cette histoire.
Cette stratégie est appelée récit de reconnaissance. Il est largement utilisé en littérature depuis l’Antiquité, Aristote en parlait déjà, qui le définit comme « un passage de l’ignorance à la connaissance accompagné de renversement ».
Le premier aspect d’un récit de la reconnaissance est une absence, la perte d’un être cher qui provoque beaucoup de souffrance. La souffrance est à la base du chemin qui, grâce à des signes, des intuitions, des souvenirs ou des témoignages, mènera à la reconnaissance.
La reconnaissance – il est important de le noter – n’est pas seulement celle de l’être cher enfin retrouvé, mais signifie aussi la compréhension de ce que cette personne représente.
Pensez à Ulysse, qui revient à Ithaque vêtu de haillons, comme un mendiant, et au début personne ne le reconnaît, sauf son chien, qui cependant ne peut pas parler. La première personne à le reconnaître sera une humble femme qui fait partie des domestiques du palais, la nourrice d’Ulysse. Le signe qui permet à la nourrice de le reconnaître est une cicatrice qu’Ulysse porte sur son corps, marque indélébile et unique.
Dans notre passage évangélique, les disciples ont besoin que Jésus rompe le pain pour que les voiles tombent de leurs yeux, pour que la reconnaissance se produise.
La fraction du pain est le signe indélébile de Jésus et la marque qui le distingue.
Le fait de se donner, de se faire pain pour tous et d’inviter les autres à faire de même est quelque chose qui est gravé en lui comme une cicatrice peut l’être : un signe indubitable.
Lui seul rompt le pain ainsi et ce geste résume sa vie.
Maintenant les disciples voient et voient Jésus vivant. Le thème de la cécité est récurrent et important dans les évangiles.
Et c’est aussi le cas en littérature. Les plus hautes pages littéraires nous enseignent précisément cela: ôter les bandeaux de nos yeux, ne plus être aveugles à nos défauts et aux vertus des autres, ouvrir grand nos yeux à la vérité.
« Mais alors toutes les bonnes histoires, d’une manière ou d ‘une autre, tournent autour du « voir » : des personnages éblouis par les désirs qui les obsèdent, par exemple, mais aussi « la cécité comme point d’appui de l’oppression sociale ».
La vérité est que dans la vraie vie, plus encore que dans les livres, nous sommes esclaves des illusions et des préjugés, des choses que nous voulons voir et entendre. L’aveuglement envers les autres n’est-il pas la source de tous les maux dans le monde réel ? Si les maîtres d’esclaves les avaient vus tels qu’ils étaient – des êtres humains comme eux – auraient-ils été capables d’infliger une telle cruauté ?
Leurs yeux s’ouvrirent, écrit Luc à propos des disciples, et Dante dans la forêt sombre dit : Je me retrouvai: c’est un réveil.
«Le témoignage de la présence de Dieu de la part de Jésus indique la modalité d’un réveil grâce auquel nous prenons contact avec Celui qui n’abandonne personne … Cela ne sert à rien de se demander où est Dieu et comment il peut nous aider.
Ce n’est pas Dieu qui est loin, c’est l’homme qui s’est endormi, qui est absent et désintégré, perdu pour lui-même » (Mancini).
L’évangéliste Luc nous raconte que les yeux des disciples s’ouvrirent au moment précis où Jésus rompit le pain et le partagea.
C’est seulement alors qu’ils ont compris la signification de l’autre signe qu’ils avaient reçu : la brûlure du coeur alors que Jésus interprétait les Écritures tout au long du chemin.
Ce n’est qu’à ce moment qu’ils deviennent capables de relier un signe à un autre.
Ces versets sur la reconnaissance de Jésus ont une puissance extraordinaire : ils contiennent en très peu de mots un processus fondamental de foi.
Lorsque nous reconnaissons Dieu dans notre vie – à travers une intuition, une expérience, une parole lue ou entendue – nous devenons capables de relier les signes de la présence de Dieu que nous avons reçus au fil du temps mais que nous n’avions pas encore compris auparavant.
Essayons de penser à ce jeu auquel jouent les enfants : il y a une feuille de papier avec beaucoup de points aléatoires, et quand vous les regardez, vous ne voyez qu’un groupe de points et vous n’en comprenez aucune signification.
Or, lorsque l’enfant prend un crayon et trace des lignes qui relient les points entre eux, voici que ceux-ci révèlent une forme, un dessin, par exemple la forme d’un animal ou d’une maison et c’est comme une reconnaissance : le dessin était déjà sur le papier mais les yeux de l’enfant ne pouvaient pas le voir auparavant.
Les disciples voient Jésus rompre et offrir le pain, ils relient les points et comprennent enfin. Voici qu’un dessin apparaît, il n’y a plus la confusion d’avant.
Et quel est le dessin qui apparaît ?
« Le symbole central de la nouvelle vision de la vie, le royaume de Dieu, est une communauté réunie autour d’un repas de fête, où le pain qui soutient la vie et la joie qui soutient l’esprit sont partagés avec tous et toutes » (McFaguel)
«Une communion avec Dieu et une communion avec la terre et une communion avec Dieu à travers la terre» P. Teillard de Chardin, cité par McFaguel.
« Le mystère chrétien est un mystère de communion » Vannucci.
«Non pas la sainteté de l’élu, mais la plénitude de tous» (Schüssler dans Sally 82).
L’Eucharistie: un thème si profond et si vaste … Quand j’ai commencé à y réfléchir, j’ai senti qu’elle était comme une immense tapisserie aux multiples couleurs. Vous suivez un fil et vous trouvez un noeud qui vous relie à un autre fil, puis vous trouvez un autre noeud et encore un autre fil, et ainsi l’intrigue s’élargit, s’élargit, devient très vaste, et vous réalisez que cette tapisserie comprend tout l’Évangile.
L’Eucharistie, symbole total, contient toute l’annonce de Jésus. C’est pourquoi le sentiment d’étonnement et d’émerveillement qu’elle suscite est grand.
L’émotion d’un mystère si profond, si ancré dans la vie, que si je creuse, je trouve encore plus de profondeur et encore et encore … Mais il arrive que tout ce qui dure longtemps et que l’on répète a souvent tendance à perdre sa charge émotionnelle. L’étonnement et le sens du mystère s’estompent et la routine prend le dessus.
C’est normal; c’est dans l’ordre des choses que ce qui est immergé dans le temps se trouble au fil des années. Cela arrive même aux événements les plus beaux et les plus précieux.
Cela se produit comme pour l’argent qui s’oxyde avec le temps. L’éclat est toujours là mais il est resté en dessous, recouvert par les sédiments et les processus du temps.
Cela s’applique également à l’Eucharistie.
Il arrive que le temps, la répétition transforment pour nous le geste sacré en une routine, le vident de son mystère, obscurcissent notre étonnement. Les gens peuvent entrer à la messe sans éprouver ni étonnement ni joie, et en sortir sans sentir leur coeur brûler, sans avoir reconnu Jésus vivant parmi eux.
Alors, il faut faire comme avec l’argent : le polir.
Lorsque Jésus parla à ses disciples de manger son corps et de boire son sang,
ils tremblèrent tous. C’était sans précédent et c’était choquant. Certains disciples sont partis, déçus et mécontents d’avoir perdu du temps à suivre ce fou et excentrique Galiléen.
Mais pour nous, !’Eucharistie n’est plus quelque chose d’inouï. Nous ne trouvons pas cela choquant. Au fil du temps, elle a été domestiquée, elle est devenue ce qu’elle n’était pas au début : un acte d’adoration extérieur séparé de la vie alors qu’elle devrait être une expérience qui transforme nos vies. Libérons l’Eucharistie de sa patine opaque. Redécouvrons le coeur battant.
Je suis allée en Grèce. L’un des premiers mots que l’on apprend en y allant, à la portée même des touristes les moins à l’aise avec les langues, est efkaristies.
Nous l’entendons tout le temps et noussommes heureux de l’apprendre, car c’est un mot utile.
En grec, merci est toujours dit avec le même mot avec lequel l’Église appelle la Cène du Seigneur. Et c’est une parole sur toutes les lèvres, des croyants et des non-croyants, chaque jour. Mot qui a le goût de la maison, mot de la langue maternelle.
Dommage que ce ne soit pas comme ça en italien. Lorsque l’Église utilise un mot qui n’est pas dans le langage de la vie quotidienne, ce mot se spécialise dans ce seul usage religieux, le seul dans lequel il a un sens. C’est ainsi donc que le mot Eucharistie semble n’avoir rien à voir avec la vie quotidienne.
Mais à l’inverse, qu’y a -t- il de plus immergé dans la vie et de plus familier, spontané, naturel qu’un merci ?
Nous disons merci tant de fois chaque jour, et nous le faisons parce que nous sommes des êtres qui ont des besoins, des êtres dépendants qui reçoivent continuellement : des autres êtres humains et de la nature, de l’air, de l’eau, du soleil, des animaux et des plantes . … Si nous ne recevions pas continuellement, nous ne pourrions pas rester en vie.
Le mot italien grazie (mercil, même s’il n’a aucun lien avec le mot eucharistie, entretient cependant un lien évident avec le mot gratis. L’Eucharistie est un merci pour quelque chose que nous recevons gratis ; c’est donc un don, un don en réponse à notre besoin.
Je ne sais pas si c’est clair pour tous ceux qui vont à la messe. Je crains que pour certains (ou beaucoup, je ne sais pas), la participation à l’Eucharistie ne soit pas considérée comme un don pour nos besoins, mais au contraire comme une demande de Dieu à notre égard. Elle prend alors la saveur d’un devoir, d’une obligation. Mais ce n’est pas ce que Jésus avait en tête, bien au contraire. Jésus a pensé à !’Eucharistie comme un don pour nos besoins, une réponse à notre faim et à notre soif.
Je pense donc qu’un prêtre, avant de célébrer !’Eucharistie, devrait se demander : de quoi mon peuple a-t-il faim aujourd’hui ? Que doit-il recevoir de l’Eucharistie ? Que lui manque-il ?
Il agira ainsi à l’imitation de Jésus venu pour servir, Jésus toujours au service des besoins des hommes.
Je crois que c’est la bonne direction et non l’inverse, la direction qui demande dans quelle condition les gens doivent être pour pouvoir s’approcher de Dieu.
La bonne direction est toujours celle de Jésus, bien sûr, qui n’est jamais parti des péchés des gens mais de leurs besoins. Comme lorsqu’il demande à l’aveugle Bartimée: « Que veux-tu que je fasse pour toi ? (Mc 10,51 ; Le 18,4 1). Ou encore, lorsqu’il s’inquiète de la faim de la foule venue l’écouter, ou encore lorsqu’il répond à la soif de la femme aux nombreux maris, en lui offrant de l’eau vive, ou lorsqu’il sert du pain et du vin même à l’homme qui le trahira, car la faim de Judas est la même que celle de tous les autres.
Peut-être n’avons-nous pas encore métabolisé la vérité que Jésus nous a apportée : le Dieu de la Cène, du lavement des pieds, avec une serviette, à genoux sur le sol, enlevant les croûtes de terre des pieds de ses amis. Un Dieu à notre service, notre laveur de pieds.
Cette idée est tellement choquante et scandaleuse que nous ne l’avons pas encore assimilée. Et peut-être que nous ne voulons pas l’assimiler – même si l’Évangile est clair – parce que si nous comprenions vraiment que Jésus fait cela pour nous, alors nous devrions aussi faire de même les uns envers les autres.
Et c’est agréable de terminer avec des mots qui ne sont pas les miens mais ceux du Pape François. Ce sont des paroles adressées en particulier aux prêtres mais qui je pense peuvent être étendues à nous tous, lorsque nous nous trouvons en train de parler, de l’Évangile aux autres : « Celui qui veut prêcher doit d’abord vouloir se laisser émouvoir par la Parole et la faire s’incarner dans son existence concrète » (EG 150).